L'Express du 22/11/2004
Hôpital
Médecins étrangers, médecins bon marché

par Jean-Luc Breda
Les hôpitaux français voient en eux un moyen de contourner
leurs difficultés de recrutement, mais aussi de sauver leur équilibre budgétaire.
Résultat: un système qui maintient nombre de ces praticiens compétents et expérimentés
dans la précarité, voire l'illégalité
Hôpital de Fontenay-le-Comte, dans le sud de la Vendée, le dimanche 15 août
2004. En cette fin d'après-midi, le service d'urgence connaît un regain
d'affluence. Le Samu vient d'amener une jeune femme victime d'un malaise. Dans
un box, une infirmière installe un enfant de 8 ans, fébrile depuis la
veille, tandis qu'un médecin négocie au téléphone le transfert en
cardiologie d'un patient chez qui il vient de diagnostiquer un infarctus. Le
Dr Nabil Boudjakdji gère les priorités avec calme et méthode: pour avoir
occupé, durant quinze ans, une dizaine de fonctions hospitalières à travers
la France, il connaît bien ces situations critiques. Mais cet urgentiste, qui
ne travaille plus qu'en intérim, assure probablement l'une de ses dernières
gardes. Décidé à raccrocher blouse et stéthoscope, il vient d'obtenir son
certificat d'aptitude professionnelle de... boulanger-pâtissier!
Arrivée de Pologne en 1989, le Dr renata Utges a a failli se
reconvertir dans l'informatique à défaut d'être régularisée
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Les raisons qui le poussent, à plus de 40 ans, à abandonner son métier pour
débuter une nouvelle carrière n'ont rien à voir avec une soudaine passion
pour les viennoiseries: il a tout bonnement perdu l'espoir d'intégrer un
jour, de façon décente, notre système de santé. «Parce que j'ai fait mes
études en Algérie, et bien que naturalisé et vivant en France avec femme et
enfants depuis 1991, il m'est interdit de m'inscrire au conseil de l'ordre des
médecins, d'ouvrir un cabinet ou de postuler pour un emploi hospitalier
stable», déclare-t-il, désabusé. Officiellement, on ne lui reconnaît pas
le droit de pratiquer le moindre acte médical!
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Concours
spécial:
un premier pas
Les épreuves organisées dès 2005
permettront de régulariser quelque 200 médecins étrangers.
Sur environ 3 000…
Après cinq ans de vide juridique, la nouvelle procédure de
recrutement des médecins «à diplôme étranger» (hors
Union européenne) devrait entrer en vigueur en 2005. Un
examen sera organisé chaque année. Le ministère de la Santé
fixera, en fonction des besoins, le nombre de postes ouverts
par spécialité et par service hospitalier. Les candidats
passeront trois épreuves écrites et anonymes portant sur
leurs connaissances médicales, fondamentales et pratiques, et
sur leur maîtrise de la langue française. La première
session se tiendra en mars 2005, pour une prise de fonction en
mai. Les lauréats devront effectuer trois années de
fonctions hospitalières en tant qu'assistants. A l'issue de
cette période, une commission leur attribuera ou non
l'autorisation d'exercer.
Cette initiative constitue un tout petit pas vers l'intégration
des 3 000 praticiens en situation irrégulière dans nos hôpitaux.
Mais, à peine dévoilée, elle suscite déjà des critiques.
«Le ministère offre 200 postes en 2005, alors que de 600 à
800 postes sont vacants dans les hôpitaux», estime le Dr
Hani-Jean tawill, délégué général de la Fédération des
praticiens de santé. «Faux, rétorque Francis Brunelle,
conseiller technique de Philippe Douste-Blazy, ministre de la
Santé. Avec 350 médecins pour 100 000 habitants, il est inéxact
de prétendre qu'il y a pénurie médicale dans notre pays.»
devant leur menace de grève, le nombre de places offertes en
2005 a tout de même été augmenté de 25% par rapport au
chiffre initialement prévu. «Le problème, poursuit le Pr
Brunelle, c'est que personne ne connaît le nombre exact ce
ces médecins. C'est pourquoi nous nous sommes engagés à les
recenser.» Les données recueillies serviront à determiner
le nombre de postes ouverts au concours 2006. Un nouveau bras
de fer en perspective.
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Comme lui, ils sont, selon les syndicats, quelque 3 000 médecins à diplôme
étranger employés illégalement faute de statut officiel. Sans eux, un grand
nombre d'établissements de soins non universitaires fonctionneraient très
difficilement. Pour faciliter l'intégration de ces praticiens étrangers, le
gouvernement a fini par prendre la décision d'organiser un concours annuel spécifique
à partir de 2005 (voir l'encadré). Mais le
projet continue de susciter le scepticisme des intéressés, qui ont exprimé
leur mécontentement devant le ministère de la Santé, avenue de Ségur, à
Paris, le 15 septembre dernier.
«Cela fait cinq ans qu'on nous fait ce genre de promesses et les décisions
sont toujours remises à plus tard», explique, incrédule, le Dr Yannick
Baazia, l'un des participants à la manifestation. Le problème, en effet,
n'est pas nouveau. Dans les années 1990, ils étaient environ 8 000, venus
d'Afrique pour la plupart, à travailler dans les hôpitaux français avec des
diplômes étrangers non reconnus. Leur «normalisation» était alors théoriquement
possible, à condition de subir, comme les futurs médecins français en fin
d'études, les épreuves prouvant leur aptitude à exercer. Cet examen réussi,
le résultat devait être validé par une commission qui, sur dossier et selon
les quotas disponibles, leur reconnaissait ou non le droit de pratiquer.
«Dans les faits, ce n'était pas aussi simple», se souvient le Dr Renata
Utges, aujourd'hui médecin au Samu de Perpignan. Arrivée de Pologne en 1989,
elle réussit avec brio son examen, après deux ans de perfectionnement en
France. Mais, malgré des demandes répétées, la commission refuse de le
valider jusqu'en... 2001! L'accès au concours de praticien hospitalier réservé
aux médecins français est également refusé à Renata, même après sa
naturalisation! «Toutes les portes m'étant fermées, je m'étais résignée
à changer d'orientation, se souvient-elle. Lorsque j'ai obtenu la fameuse
permission, j'avais déjà entrepris une reconversion en informatique.»
Les lois de Simone Veil en 1995 puis de Bernard Kouchner en 1999 devaient régler
le problème une fois pour toutes. La première offrait aux médecins étrangers
un accès direct par voie de concours à un statut officiel, pour exercer des
fonctions hospitalières. La seconde fixait à 2001 la date limite de toute
intégration et interdisait le recrutement de tout nouveau diplômé hors de
la Communauté européenne après 1999. Les professionnels sans formation
validée devaient donc rapidement disparaître du paysage sanitaire français.
Un rôle de bouche-trous
Dans les faits, la situation ne fut réglée que pour les trois quarts des médecins
concernés. Les autres continuent de vivoter, avec des statuts précaires, et
de jouer les bouche-trous dans les services en manque de personnel. Soit parce
que la commission de validation a rendu son avis trop tardivement. Soit parce
que, arrivés en France par le biais d'un programme de coopération
internationale, ils sont restés dans notre pays pour des raisons familiales,
alors qu'ils s'étaient engagés initialement à retourner dans leur pays
d'origine - depuis 1990, environ 500 sont dans ce cas. «Nous avons été sélectionnés
par un concours très compétitif que la France organisait dans les
ambassades. Et maintenant elle refuse d'en reconnaître la valeur», s'insurge
le Dr Talal Annani, un de leurs représentants.
Depuis 2001, tous ces «irréguliers» ne disposent donc plus d'aucun moyen
pour normaliser leur situation. Bien qu'expérimentés et souvent hautement
qualifiés (la plupart sont venus dans notre pays pour se former dans une spécialité),
ils n'ont d'autre choix que d'accepter des contrats précaires d'assistants ou
de vacataires, dont la durée va de six à douze mois, pas davantage. Au
final, ils peuvent être congédiés sans autre forme de procès. Seule
constante: leur rémunération est inférieure de 30 à 50% à celle d'un
praticien hospitalier français aux responsabilités comparables.
C'est le cas d'Hafsa. Arrivée d'Algérie en 1991 avec un doctorat de médecine,
cette jeune femme de 37 ans ne pouvait prétendre en France qu'à un poste
d'aide-soignante. Elle a pourtant commencé à travailler comme infirmière
intérimaire. «Pendant trois ans, j'étais dans l'illégalité, reconnaît-elle.
La plupart des directeurs d'hôpital le savaient et fermaient les yeux.»
Hafsa a ensuite assuré des gardes dans une maison de retraite, avant d'être
embauchée comme aide-soignante dans un hôpital... et de reprendre des études
d'infirmière pour obtenir un diplôme d'Etat français. Depuis 2002, elle
occupe un poste d'interne, resté vacant pendant six mois et dont personne ne
voulait. Avec un statut des plus précaires: son contrat peut être dénoncé
chaque année et son salaire mensuel est de 1 200 €. «La situation de ces médecins
est profondément injuste, admet le Pr Jacques Roland, président de la
section formation et compétences médicales du conseil de l'ordre. Ils se
rendent très utiles, méritent notre confiance et ont droit à notre estime.»
A ces conditions de travail pénibles peuvent s'ajouter la suspicion sur leurs
compétences, voire le racisme ou, parfois, le chantage à la carte de séjour.
«Il s'agit ni plus ni moins d'une forme d'esclavage moderne, entretenue par
les responsables du ministère de la Santé», affirme le Dr Jamil Amhis, spécialiste
en chirurgie pédiatrique et président de la Fédération des praticiens de
santé, une association regroupant plusieurs centaines de ces diplômés hors
Union européenne. Pour lui, c'est bien l'hypocrisie des dirigeants politiques
de droite comme de gauche qui, par des promesses jamais tenues, a contribué
à les maintenir dans leur condition de sous-prolétaire. «Nos droits les
plus élémentaires sont bafoués alors que nous nous rendons indispensables,
poursuit-il. Pour s'en rendre compte, il suffit d'aller un week-end ou un jour
férié dans n'importe quel hôpital de ville moyenne. Sept fois sur dix, vous
aurez affaire à nous.»
Aux professionnels étrangers résidant en France de longue date se sont ajoutés,
malgré la loi, de nouveaux arrivants - leur nombre exact est inconnu.
Certains hôpitaux ont en effet continué à embaucher hors de l'Union européenne
après 1999, afin de contourner leurs difficultés à recruter du personnel médical.
Jeune diplômé de médecine générale en Bulgarie, Simon a atterri dans la région
lyonnaise en septembre 2000. A la recherche d'un emploi, il se voit proposer
de remplacer «au noir», la nuit et les week-ends, des médecins exerçant
dans un hôpital spécialisé en réadaptation. On fait appel à lui de façon
ponctuelle, les jours où le tableau de garde des praticiens n'est pas pourvu.
Officiellement - et dans les faits - il exerce les fonctions d'aide-soignant
intérimaire. Mais, en cas de besoin, il examine les patients et leur prodigue
des soins. Ses prescriptions sont validées grâce à l'utilisation de
l'identité de confrères complices (ce système leur permettant d'être moins
souvent d'astreinte).
Lors de leur premier entretien, le directeur de l'établissement (qui occupe
par ailleurs des responsabilités politiques) se déclare certain de lui
obtenir rapidement, grâce à ses réseaux, toutes les autorisations et équivalences
nécessaires. «Il m'avait promis un poste médical», se souvient Simon, qui,
trois ans plus tard, ne dispose toujours pas d'un contrat à durée déterminée
(CDD) d'aide-soignant. Entre-temps, les relations se sont nettement dégradées
avec sa hiérarchie, étonnée des prétentions de «quelqu'un qui n'a été
employé que par souci humanitaire»! Pour Simon, continuer à faire la
toilette des malades sous les ordres d'une infirmière était le prix à payer
pour conserver sa carte de séjour...
Une immigration à deux vitesses
«Malheureusement, les hôpitaux français n'ont pas toujours été très
regardants sur la qualité de la formation de ces nouveaux arrivants», déplore
le Dr Roger Rua, du Syndicat des médecins libéraux. Un reproche qui, d'après
les intéressés, pourrait aussi être formulé à l'encontre des médecins
originaires des nouveaux Etats de l'Union européenne. Car, dans ces pays, les
critères de sélection pour les études médicales sont très variables. Les
diplômes, eux, sont reconnus automatiquement, Union oblige, et personne n'y
trouve à redire. Ce système à deux vitesses irrite. D'autant que certains
établissements ont développé une politique de recrutement très active dans
les anciens pays du bloc de l'Est. Comme le centre hospitalier de Fourmies
(Nord), qui vient d'embaucher, par petites annonces, un psychiatre polonais,
un pédiatre lituanien et compte à présent... 24 médecins étrangers sur un
total de 40.
Pour les diplômés hors Union européenne, il faudra passer par la voie du
concours et faire, de nouveau, leurs preuves. «Notre ligne directrice est de
n'admettre que les personnes offrant les mêmes garanties de sécurité que
les médecins nationaux, se défend le Pr Francis Brunelle, conseiller
technique au cabinet du ministre de la Santé. Il serait injuste d'imposer à
ces derniers une sélection très rigoureuse et de faciliter l'accès de la médecine
à une main-d'œuvre étrangère moins qualifiée.»
Une position qu'approuve Xavier D., ancien étudiant. Victime du numerus
clausus imposé dans les facultés françaises, il a dû renoncer à une carrière
médicale pour devenir manipulateur en radiologie. Comme beaucoup de «reçus
collés», il a du mal à admettre qu'après avoir barré la route de façon
draconienne aux étudiants français on recoure à des médecins étrangers
pour assurer la bonne marche des hôpitaux. «Ou nos responsables sont des
incapables ou il y a une volonté politique de maintenir une frange de médecins
bon marché, s'interroge-t-il. S'il fallait employer des médecins français,
le fragile équilibre budgétaire de la Santé n'y résisterait peut-être
pas.» A Fontenay-le-Comte, le Dr Nabil Boudjakdji a définitivement renoncé
à répondre à cette question. Demain, c'est aux portes des boulangeries
qu'il ira frapper pour trouver un emploi.