A Roubaix, le parcours du combattant d'Akli Kebaili, médecin libéral et fils d'ouvrier spécialisé  Lundi 3 juin 2002 (LE MONDE)

 

Roubaix (nord) de notre envoyée spéciale

C'est le seul à avoir été "si loin". Avec son diplôme de médecin, Akli Kebaili, deuxième fils d'une famille de onze enfants -"tous avec un CAP ou BEP"-, fait figure d'enfant prodige. Il est devenu la fierté de son père, ancien ouvrier spécialisé. De sa voix douce, cet homme de trente-six ans au visage rond raconte son parcours de réussite. Avec ses hauts et surtout ses bas.

Arrivé d'Algérie à quelques mois avec ses parents en France, l'enfant a vécu toute sa scolarité dans le quartier difficile de l'Alma-Gare. La famille s'installe dans une maison louée par l'usine de cire où son père travaille à la chaîne : quatre petites pièces pour treize, les toilettes et l'eau froide dans la courée. Akli passe sans encombre ses années d'école et de collège. "J'étais turbulent, mais mes bonnes notes me rattrapaient", se souvient-il. Jusqu'à la classe de troisième où il est d'office orienté vers l'enseignement technique : "On m'a poussé en seconde techno alors que j'étais très bon en maths et français. C'est pas du tout ce que je voulais faire. J'étais nul en atelier. C'est grâce aux matières scientifiques et littéraires que j'ai e! u mon bac !", raconte le jeune médecin derrière ses fines lunettes rondes.

"CE N'EST PAS FAIT POUR VOUS"

Son choix de s'inscrire en médecine, c'est un copain italien qui l'a poussé à le faire. "Il m'a donné envie." Les premiers mois sont durs pour l'étudiant boursier qui n'arrive pas à faire face financièrement : les voyages quotidiens à Lille, la chambre universitaire, les livres "à 500 francs" qu'il ne peut acheter. Il hésite à continuer et demande conseil au Centre d'information et d'orientation. "La conseillère m'a dit : "Médecine, ce n'est pas fait pour vous. Faites une filière courte et technique pour trouver un emploi rapidement et aider votre famille". Je suis sorti dégoûté, mais ce jour-là est né aussi un acharnement à réussir."

Pourtant, à la fac aussi, on lui fait sentir d'où il vient. "Les premières années, j'ai rencontré beaucoup de chefs de service et d'internes qui se demandaient ce que je faisais là", assure Akli de sa voix douce. Il a vraiment l'impression qu'on ne lui a pas donné les meilleures formations et qu'on lui a donné à faire les tâches les plus ingrates. "Il fallait toujours être meilleur que les autres pour être accepté", dit-il en passant. Les infirmières sont particulièrement dures avec le jeune étudiant à la peau basanée : "Un copain a failli arrêter à cause des remarques incessantes. Beaucoup nous faisaient sentir qu'elles ne voulaient pas bosser avec nous."

Mais le plus dur était à venir. A la fin de sa dernière année, M. Kebaili fait une demande de poste à l'hôpital. Il veut s'installer en ville mais n'a pas encore la réponse à sa demande de naturalisation : il faut être français pour ouvrir un cabinet. Mais au CHU de Lille, les médecins étrangers n'ont pas non plus droit d'exercer comme les autres : "On m'a proposé un poste de faisant fonction d'interne (FFI), payé moins que le SMIC. Je me suis senti rabaissé, écarté du groupe. Je faisais le même boulot que les autres mais payé trois fois moins."

L'autre "choc" viendra de la préfecture : après trois ans d'attente, sa demande de naturalisation est refusée. Le fonctionnaire du service lui expliquera qu'"en France on ne veut pas de médecin arabe". En fait, en émettant un avis négatif, le ministère de l'intérieur avait estimé que le jeune homme avait fait sa demande tardivement pour éviter de faire son service militaire. C'est finalement grâce à l'intervention du maire de l'époque, André Dilligent, que le jeune médecin obtiendra un réexamen de sa demande et sa carte d'identité française. Aujourd'hui installé dans le quartier de la Potennerie, à Roubaix, son cabinet de médecin reçoit une clientèle à 80 % immigrée.

Sylvia Zappi

 

La difficile ascension sociale des diplômés issus de l'immigration
Lundi 3 juin 2002 (LE MONDE)

Un rapport adopté mercredi 29 mai par le Conseil économique et social révèle que, loin d'avoir disparu, les pratiques discriminatoires à l'égard des jeunes issus de l'immigration sur le marché du travail sont récurrentes et qu'"il existe une réalité extra-économique, non rationnelle.

 

La reprise amorcée en 1998 et les débuts d'une politique officielle de lutte contre le racisme n'y ont rien changé : les jeunes issus de l'immigration continuent d'être confrontés à des pratiques discriminatoires. Si le rejet est sensible dans les loisirs et l'accès au logement, l'exclusion du marché du travail reste la question la plus douloureuse. Une inégalité d'autant plus mal vécue qu'ils ont cru dans l'école et investi dans leurs études.

Les discriminations à l'emploi se font en effet de plus en plus pesantes en France. C'est ce qui ressort du rapport adopté par le Conseil économique et social, mercredi 29 mai. L'étude menée par Mouna Viprey, chercheuse à l'Institut de recherche économique et sociale (IRES) montre que le "plafond de verre", qui bloque l'ascension sociale des jeunes beurs, se fait de plus en plus présent. "Les pratiques discriminatoires sont récurrentes et ont tendance à s'accroître", souligne Mme Viprey.

La transition professionnelle, définie comme le passage du système scolaire vers l'emploi stable, diffère selon la nationalité ou l'origine des jeunes, relève la chercheuse. "Pourtant, ces jeunes ont de meilleurs atouts pour l'accès à l'emploi que leurs parents, en raison de leur formation, des normes sociales acquises, et d'une manière générale, de leur meilleure intégration sociale dans le société. " Mais "il existe une réalité extra-économique, donc non rationnelle, au regard des exigences du marché du travail" : à côté des critères utilisés pour tous les demandeurs d'emploi, entrent en jeu des "exclusions formelles"tacites et non reconnues, liées à l'origine ethnique des candidats. Cette réalité douloureuse est difficile à mettre en évidence. Les statistiques nationales pe! rmettent mal d'appréhender, en tant que groupe constitué, les jeunes issus de l'immigration : pour la plupart Français, ils sont mélangés dans les enquêtes statistiques avec le reste des jeunes nés de parents français. Pourtant, remarque Mme Viprey, il apparaît que ces jeunes sont, face au marché du travail, "dans une situation proche de celles des jeunes étrangers" .

Pour appuyer sa démonstration, la chercheuse a mobilisé les quelques travaux universitaires existants et les témoignages qu'elle a pu recueillir. Il en ressort qu'à tous les niveaux, les enfants nés de parents immigrés sont handicapés dans leur accès à l'emploi. Ils sont sous-représentés dans les dispositifs en alternance et le risque de chômage est plus grand.

Mais surtout, les études n'ouvrent pas plus de perspective d'insertion. "L'analyse du taux de chômage par niveau d'études montre que le diplôme n'est pas aussi déterminant pour tous", insiste le rapport. Le taux de chômage des jeunes diplômés issus de l'immigration est le double de celui des jeunes nés de parents français. La chercheuse s'appuie ainsi sur les chiffres disponibles pour les Français "par acquisition", une catégorie qui regroupe les naturalisés mais aussi les jeunes nés en France et ayant acquis la nationalité par simple déclaration avant 18 ans : si les Français de naissance ayant un niveau I et II (second et troisième cycle universitaire, grande école), ou III (bac + 2), ont un taux de chômage de 5%, celui des jeunes Français par acquisition est de 11%.

Pour la chercheuse, la discrimination repose plus sur un "faisceau informel d'apriorismes" que sur une orientation idéologique clairement formulée : les chefs d'entreprise, les chargés du recrutement affichent rarement une "préférence nationale". Mouna Viprey détaille ainsi le processus classique de cette mise à l'écart : la forme "la plus commune consiste dès le premier stade pour l'employeur, à éviter tout contact avec le postulant d'origine étrangère réelle ou supposée, en lui déclarant que l'emploi est déjà occupé, alors qu'un candidat autochtone est convié à un entretien."

"À SON SEUIL"

Dans une deuxième phase, lors de l'entretien, il est "fréquent" qu'on exige d'eux des qualifications supplémentaires non demandées aux autres. Enfin, même quand un emploi est proposé à des jeunes issus de l'immigration, c'est "souvent"à des conditions moins intéressantes que celles offertes aux autres candidats. "Plus qu'au sein du monde professionnel, la discrimination semble s'exercer à son seuil", conclut la chercheuse.

Des témoignages récurrents viennent corroborer ce racisme latent. Comme celui de Louisa Zenag, jeune diplômée de 27 ans, née de parents algériens, sortie majore de son DESS de sociologie de la santé à Lille. Voilà dix mois que la jeune femme, multiplie les CV et entretiens pour des emplois où son diplôme pointu est requis, ou des postes correspondant à son profil. Sans résultats. "Quand je joints ma photo à mon CV, 90% ne répondent pas. Depuis que j'ai arrêté de l'envoyer, je suis prise en entretien mais ensuite, on me dit qu'on a déjà trouvé alors que je sais qu'ils voient d'autres candidats. Tous mes copains de promo ont trouvé du travail et n'en croient pas leurs oreilles quand je leur dis que je n'ai toujours rien", affirme-t-elle. Dans sa promo, elle était la seule jeune issue de l'immigration. En attendant, elle travail! le comme emballeuse à la Redoute.

Cette discrimination directe, "systémique et systématique", selon les termes de Mme Viprey, aboutit enfin à une autre, indirecte et masquée : celle, invisible, qui est pratiquée par les dispositifs d'accueil et d'aide à la recherche à l'emploi (ANPE, mission locale, CIO), qui poussent les jeunes beurs à déployer des stratégies de contournement. Dans une étude effectuée en 1999 dans le bassin d'emploi de Roubaix sur les jeunes diplômés issus de l'immigration, qui a mis en évidence "une discrimination au faciès, permanente à l'embauche", le sociologue Saïd Bouamama explique que plus de la moitié des jeunes rencontrés se sont vu proposer de modifier leur prénom dans leurs démarches de recherche d'emploi. "Cette expérience est encore plus douloureuse car elle exige une autonégation identitaire", explique ! le chercheur.

C'est pour mettre fin à ce processus excluant et destructeur que SOS-Racisme prépare pour la rentrée 2002, avec une dizaine de grandes entreprises françaises, une initiative d'embauche préférentielle de jeunes des quartiers. "Avec un slogan du type "à votre tour de dégoter un Zidane, il s'agit de pousser les dirigeants à donner des consignes à leur DRH d'embaucher prioritairement des jeunes issus de l'immigration, explique Malek Boutih. Et de donner ainsi un signe fort dans les milieux économiques."

Sylvia Zappi


Un phénomène de "plafond de verre"

Dans l'encadrement des entreprises françaises, le "plafond de verre" bloquant l'ascension sociale des personnes issues de l'immigration est particulièrement visible. Selon une étude menée par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc) pour le Haut Conseil à l'intégration de novembre 2001, "l'accès à l'encadrement et le risque de chômage varient de manière significative selon l'origine géographique des personnes". Ainsi l'étude montre un "déficit important" de cadres immigrés marqué par une "sous-représentation" chez les professions intermédiaires et une "surreprésentation" des ouvriers "significatives".

La répartition des cadres immigrés se révèle très spécifique : ils sont plus présents dans les services que dans l'industrie. Dans les entreprises, les immigrés se retrouvent plus souvent à des postes d'ingénieur et de cadre technique qu'à ceux de cadres administratifs et commerciaux. Ils sont enfin légèrement surreprésentés dans les professions de l'information, des arts et du spectacle. Enfin, le taux de chômage des cadres immigrés est deux fois plus élevé que celui de la moyenne de la population active nationale.