* Le Canard Enchaîne. Mercredi 27 février 2002 : Des moutons noirs chez les blouses blanches.

 

Le "sale boulot" de l'hôpital est très souvent assuré par des soutiers venus de l'étranger. Plutôt ingrats, les toubibs français les suspectent d'incompétence...

 

APRÈS neuf années passées avec un statut précaire à l'hôpital de Châteauroux, le Dr Batoko, chirurgien, vient de se voir refuser sa titularisation. Discret, cet Africain ne veut pas faire de vagues, car il pense que « la situation finira par s'arranger». Mais ses propres confrères membres de la Conférence médicale Rétablissement (CME) ont pris le taureau par les cornes. Son collègue le Dr Ben Haddou, assistant associé en gynécologie, ne mâche pas ses mots: «Voilà un cas exemplaire de ségrégation à l'égard des étrangers. »

Perdu dans les faubourgs de l'agglomération berrichonne, le centre hospitalier de Châteauroux, ardoises et briquettes mélangées, marie les styles. Au sein des équipes saignantes, l'éclectisme est de mise. Sur les 80 médecins employés à temps plein, 12 ont obtenu leur doctorat en médecine dans un pays étranger. Ils font partie des quelque 8 000 praticiens exerçant en France et dotés d'un diplôme étranger qui, depuis quinze ans, ont été recrutés avec un statut précaire - pour assurer le « sale boulot ». Soit près du quart du corps médical hospitalier et la moitié des gardes de nuit. Des chiffres à la mesure de la crise de l'hôpital public : en France, 3 500 postes sont aujourd'hui déclarés vacants.

A force de persévérance, une partie des intérimaires « étrangers » - devenus français pour les deux tiers d'entre eux - a réussi à obtenir la reconnaissance des autorités. A condition de passer avec succès des épreuves d’aptitude, ceux qui faisaient fonction d'interne ont accédé au statut de praticien adjoint contractuel (PAC), après un séjour dans des «services formateurs», souvent ceux dont les étudiants français n'ont pas voulu... « La répartition du travail entre le médecin-chef son assistant étranger se fait sur le modèle colonial, explique le directeur des affaires médicales d'Eaubonne-Montmorency, le basané pour les broutilles, et le Blanc pour les coups durs.>

A Châteauroux, comme dans tous les hôpitaux périphériques, la présence des « étrangers » est indispensable pour faire tourner les services. Car les jeunes diplômés ne se bousculent pas pour exercer au fin fond de la province. Ni pour assurer les gardes de nuit. Même les prestigieux CHU peinent à recruter. « Sur toute la région parisienne, on compte aujourd'hui un seul interne en chirurgie vasculaire», déplorait publiquement, fin janvier, un des grands pontes de l'hôpital Georges Pompidou.

 Formation à deux vitesses

 Derrière la confraternité de bon aloi affichée par les intersyndicales hospitalières à l'égard de ces « confrères étrangers », le malaise est perceptible. Nombre de patrons «font avec, puisqu'il le faut bien », et disent intégrer des cursus étrangers « quand ils sont bons ». Dans une communication à l’Académie nationale de médecine en octobre 2000, le professeur Malvy dénonçait la formation insuffisante des spécialistes étrangers, « notamment dans les disciplines chirurgicales ».

Les représentants syndicaux des internes et chefs de clinique mènent depuis huit ans la fronde contre la « régularisation sauvage» des médecins étrangers, qui viendraient manger le pain des toubibs français. «Nous avons milité pour l'organisation d'un examen sélectif, équivalant au concours de l'internat, explique André Nazac, vice-président de l'intersyndicale des chefs de clinique. On nous a traités de xénophobes, on a fini par la fermer. »

A titre personnel, les chefs de clinique n’hésitent pas à livrer le fond de leur pensée sur les praticiens à diplôme étranger: «compétence aléatoire», «formation défaillante »,,, «succédanés de concours»... «On n'a pas intérêt à tomber malade n'importe où», affirment ces mauvaises langues. Et chacun y va de sa petite anecdote poujadiste sur le « pédiatre thaïlandais d'un hôpital parisien qui ne parle pas français », ou sur « le gynécologue obstétricien venu de Syrie, charmant et volubile, mais incapable de réaliser une césarienne ».

De leur côté, les médecins étrangers ne sont guère plus indulgents envers leurs confrères français. Dans son bureau de l'hôpital Tenon, Khaldoun Kerrou ironise sur le goût hexagonal pour les «systèmes diplômants», les «comportements de bande» et les «pulsions excluantes».

Compte tenu du manque de médecins, accentué par l'arrivée des 35 heures, les «moutons noirs» de l'hôpital sont désormais en position de force et ont investi les spécialités désertées - urgences, radiologie, anesthésie... En psychiatrie, par exemple, les équipes hospitalières comptent près de 50 % de médecins à cursus étranger. « Les alcooliques, les toxicomanes, les tentatives de suicide... Rien de très valorisant, et des situations stressantes, explique le Dr Rahal, psychiatre d'origine algérienne, récemment nommé à l'hôpital d’Eaubonne. Seuls les étrangers acceptent d'y aller. »

Même les hôpitaux universitaires parisiens, pré carré des mandarins, sont contraints de s'ouvrir.  En radiologie, des postes de praticien à temps plein sont désormais occupés par des médecins venus d'ailleurs. Une petite révolution. Qui a son explication : là aussi, des gardes sont à prendre. Et les autochtones ne se pressent pas au portillon...

Reste qu'à 3 heures du matin, à l'hôpital, le malade, lui, est bien content de tomber sur une blouse blanche, française ou étrangère...

Jérôme Canard