L'éditorial du Monde

 

Besoin d'étrangers

LE MONDE | 07.11.03 |

LA FRANCE a économiquement besoin d'immigrés. Elle en a besoin pour sa croissance, pour le développement de l'emploi, pour le futur des retraites et de la protection sociale. L'immigration n'est pas la solution universelle pour combler les déficits démographiques et le manque de main-d'œuvre prévisible, mais elle peut y contribuer.

Ce constat, qui découle de toutes les études prospectives récentes, relance le débat de l'immigration – douloureux et politiquement conflictuel – sous un aspect nouveau. Certes, les calculs auxquels s'était livré l'ONU en 2000 paraissent fantaisistes : l'Europe aurait besoin d'un apport de 150 millions d'étrangers d'ici à 2025, dont 23 millions pour la seule France, écrivaient les experts des Nations unies. Il s'agissait d'une simple projection des courbes démographiques qui a été critiquée par les démographes. Reprenant les calculs, le Commissariat au Plan a rappelé que 70 000 à 100 000 immigrés entrent chaque année en France en toute légalité par regroupement familial, pour étude ou travail saisonnier et a ramené les besoins à 20 000 entrées supplémentaires. Le Conseil économique et social (CES), dans une étude rendue publique ces jours-ci, évalue à 10 000 par an le nombre nécessaire d'immigrants supplémentaires.

Mais le plus nouveau dans ces études est ailleurs. Elles soulignent que la France a besoin d'immigrés qualifiés. Son système éducatif est, depuis de nombreuses années, défaillant. Trop de jeunes (environ 20 %) sortent de leur scolarité avec seulement un niveau CAP ou BEP, contre 9 % pour la moyenne européenne, et trop peu obtiennent un diplôme supérieur (150 000 seulement obtiennent une licence et plus). Du coup, la France manque globalement de hautes qualifications. Cette pénurie se fait sentir d'abord dans l'éducation nationale elle-même, qui a du mal à attirer les candidats. En lettres modernes, physique- chimie, anglais, le manque de professeurs va contraindre à abaisser leur niveau de recrutement. Le manque de main- d'œuvre se fait sentir ailleurs, par exemple dans les professions médicales : infirmières et médecins du système hospitalier font cruellement défaut. Déjà, le quart des médecins d'urgence et le tiers des chirurgiens sont d'origine étrangère, faute d'en avoir formé assez en France.

Au moment où le gouvernement fait voter un projet de loi de Nicolas Sarkozy pour durcir les conditions d'accueil et de séjours des immigrés, le CES préconise une régularisation des clandestins et la création de visas à durée limitée pour "une immigration maîtrisée et organisée". Voilà qui souligne combien la France ne peut se limiter à la seule répression. Si l'intégration reste un problème difficile, il faut voir l'immigration sous un jour positif. Mais la France ne peut restreindre son ouverture aux seuls immigrés "utiles". L'immigration n'est pas un bureau comptable mais une chance de pluralité et de fécondité. Il faut tenir compte des besoins économiques, mais aussi de la volonté et de la liberté des immigrants.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.11.03

___________________________________________________________________

Face à la pénurie de main-d'œuvre, la France a-t-elle besoin d'étrangers  ?

 

LE MONDE | 07.11.03 |

 

Denis Gautier-Sauvagnac, du Medef, réclame "une nouvelle politique d'immigration", à la suite de l'avis du Conseil économique et social recommandant "d'ouvrir davantage nos frontières". L'ANPE souligne que la France dispose déjà d'un réservoir de près de 5 millions d'actifs.

En recommandant "d'ouvrir davantage que dans la dernière période, compte tenu des besoins identifiés ou prévisibles de notre économie, nos frontières à une immigration maîtrisée et organisée", le Conseil économique et social (CES) a relancé le débat sur la nécessité du recours à l'immigration.

Le vote de cet avis sur "les défis de l'immigration future"a été acquis de justesse, mercredi 29  octobre, par 83 voix pour, 78 contre et 24 abstentions, démontrant la persistance de divergences quant au recours à une "immigration de travail".

 

Au-delà des recommandations du CES, les attentes des acteurs économiques restent divergentes. Les besoins de main-d'œuvre de tel ou tel secteur professionnel, qui attendent une réponse rapide et souvent limitée dans le temps, ne se satisfont que rarement des politiques de formation et de reconversion des chômeurs.

Diplômés

Premier constat, la France ne produit pas assez de diplômés. Moins de 150  000 ont obtenu le niveau licence et plus, il faudra y prélever au moins 35  000  étudiants par an pour faire face aux départs à la retraite des enseignants. Ce constat a conduit le Haut Conseil d'évaluation de l'école (HCEE), le 21  octobre, à souligner que "les pays européens qui ne feront pas le choix de produire un nombre important de diplômés seront condamnés à importer de la matière grise", précise le président du HCEE, Christian Forestier.

Medef

Denis Gautier-Sauvagnac, l'un des principaux dirigeants du Medef, ne cache pas sa satisfaction de voir le CES faire appel à cette "immigration de travail". "Cela fait plusieurs années que je dis que nous avons besoin d'une nouvelle politique d'immigration", confie au Monde M.  Gautier-Sauvagnac.

Pour le responsable de l'organisation patronale et de sa branche de la métallurgie (Uimm), "lorsque nous sommes à 4  % de croissance, plus de 60  % des entreprises de la métallurgie connaissent des difficultés de recrutement, et aujourd'hui avec une croissance inférieure à 1  %, ce sont 30  % des entreprises qui restent en difficulté notamment avec des personnels spécialement qualifiés". Et M.  Gautier-Sauvagnac, en prenant exemple sur le Canada, réclame au nom du patronat, non pas une immigration "à tout va, comme autrefois", mais une politique "fondée sur la qualification des émigrants ou leur capacité à se qualifier rapidement".

ANPE

Les recommandations du CES font grincer l'ANPE (Agence nationale pour l'emploi), qui fait remarquer l'importante réserve d'actifs déjà présente en France. "Nous comptons quelque 3  millions de chômeurs. Si l'on ajoute les personnes en formation, les femmes qui ont été incitées à ne pas travailler, les plus de 55 ans actuellement dispensés de recherche d'emploi qui vont, avec la réforme sur les retraites, devoir rentrer sur le marché du travail, ce sont près de 5  millions de personnes en réserve dont nous disposons", confie un responsable de l'Agence nationale.

Autant dire que le solde de main-d'œuvre est positif et que la marge de manœuvre est importante. Les nécessités, pour l'ANPE, se font plutôt sentir en termes de formation, de reconversion, de capacité de réaction au marché de l'emploi et d'attractivité des métiers. Nombre de professions restent cependant "en tension"  : des besoins de main-d'œuvre continueront de se faire sentir dans les industries de "process", les études et recherches, la communication, les services aux particuliers...

Hôtellerie

Selon André Daguin, président de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH) "le recours aux immigrés n'est pas un phénomène récent. En 2004, nous aurons besoin de 40  000 emplois de plus, qu'il nous faut trouver en 18 mois. Depuis 1989, la restauration n'a jamais créée moins de 10  000  emplois par an. En 2001, 73  000 emplois nouveaux ont été créés dans le métier. En 2003, qui est pourtant une année très médiocre, 10  000 emplois devraient être créés".

 

Informatique

Ce secteur, déjà en sureffectif, compte quelque 50  000 informaticiens français inscrits à l'ANPE. L'informatique ne devrait sûrement pas faire appel à la main-d'œuvre étrangère à court terme. Mais explique Pierre Dellis, délégué général de Syntec (fédération SSII), "nous avons effectivement eu recours à l'immigration en 1999-2000 alors que nous étions en pénurie de ressources. Il y avait alors une explosion de besoins avec le passage à l'euro et l'an 2000. Nous avons eu recours principalement à des immigrés francophones, du Maroc, de Tunisie, voire de Roumanie."

Textile

Guillaume Sarkozy, président de l'Union des industries textiles (UIT), met en avant "l'évolution sur dix à quinze ans des besoins de qualification dans le textile". Selon lui, les besoins futurs de la branche seront assurés par l'augmentation de la productivité des employés, limitant le recours à une main-d'œuvre étrangère. Néanmoins, l'UIT a mis en place un Observatoire des métiers afin d'évaluer les besoins pour 2005-2010 et est convaincu qu'un manque d'ingénieurs se fera sentir dans les années à venir.

Bâtiment

La Fédération française du bâtiment et sa présidente (FFB), Anaïk Cucheval, ont "bondi" à l'annonce du rapport du CES  : "La position du secteur du BTP, des petites comme des grandes entreprises, est qu'il y a suffisamment de chômage en France pour trouver une main-d'œuvre qualifiée." Toutefois, ce secteur qui recruterait quelque 60  000 jeunes chaque année a besoin d'une main-d'œuvre très rapidement opérationnelle, ce qui est parfois incompatible avec les délais de formation dans le bâtiment.

Santé

Le système hospitalier public tourne grâce à l'indispensable présence d'environ 8  000  médecins titulaires d'un diplôme obtenu à l'étranger, soit plus du tiers des effectifs du secteur. Ils constituent 15  % du corps médical hospitalier, fort d'un peu plus de 48  000 praticiens, 25  % des urgentistes et 30  % des chirurgiens. Au moins 50  % des gardes de nuit à l'hôpital sont assurées par un médecin étranger.

Le manque d'infirmières se situe entre 12  000  et 20  000, certaines régions (Ile-de-France, Picardie, Nord-Pas-de-Calais...) connaissant des carences criantes. Depuis un an et demi, 450 infirmières espagnoles ont été recrutées, ce qui est très loin de suffire à combler le déficit. Le relèvement du numerus clausus dans les écoles d'infirmières à partir de 2000 devrait commencer à produire ses effets en 2003-2004, même s'il ne supprimera pas immédiatement la nécessité de recourir aux étrangers.

Rémi Barroux, Paul Benkimoun, Luc Bronner, et Aglaé Touchard

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.11.03