L’Humanité /
30 Octobre 2001 - SOCIETE
Discrimination.
L'hôpital public utilise depuis des années des médecins à diplômes étrangers,
sous-payés et non reconnus.
Le
serment d'hypocrite
· partir de jeudi 1er novembre, un arrêté discriminatoire réduit de 300 francs le montant des gardes assurées par des médecins à diplômes étrangers dans les hôpitaux. Ces derniers appellent à une grève illimitée, en plein plan Biotox.
Humiliés, blessés, dévalués. Ces trois adjectifs illustrent parfaitement l'état d'esprit dans lequel se sentent aujourd'hui les médecins à diplôme étranger. · partir de jeudi 1er novembre, un arrêté provenant du ministère de l'Economie et des Finances et du ministère de l'Emploi et de la Solidarité, datant du 5 février 2001, sera strictement appliqué. Ses conséquences ? Une diminution de 300 francs du montant des gardes assurées par les médecins associés, statut officiel des médecins à diplômes étrangers, qui portera désormais l'indemnité à 1 250 francs, contre 1 550 francs pour les autres médecins. Jugé totalement discriminatoire, ce décret est d'autant plus mal vécu que les médecins à diplômes étrangers assurent 65 % des gardes et des urgences en France et qu'ils représentent un médecin sur quatre dans les hôpitaux. " Pour le même travail, pour le même nombre d'heures, le même stress et les mêmes responsabilités médico-légales, nous seront moins rémunérés ", s'indigne Hani Soufane, médecin associé d'origine libanaise à l'hôpital Lariboisière et Georges-Pompidou à Paris. Histoire d'enfoncer encore le clou de l'humiliation, le décret stipule également que les médecins associés seront, à partir du 1er novembre, mis sous tutelle d'un médecin référent, " qui a la pleine capacité d'exercice ", selon le texte, et qui pourra être joint à n'importe quel moment de la garde pour prendre les décisions importantes. Or, depuis des années, ces médecins assument de jour comme de nuit les mêmes responsabilités que les praticiens hospitaliers.
Les médecins étrangers, largement utilisés par les hôpitaux français, sont obligés le plus souvent de multiplier les gardes (dix par mois en moyenne), jugées contraignantes par les médecins en général, surtout passé un certain âge, afin de s'assurer un salaire décent à la fin du mois. · partir du 1er novembre, le manque à gagner s'élèvera à 3 000 francs par mois. Inadmissible pour une immigration médicale déjà totalement sous-payée. D'un point de vu statutaire, le médecin étranger ne peut exercer sa spécialité. Son diplôme n'étant pas reconnu en France, il est considéré comme généraliste. De plus, seul le concours praticien adjoint contractuel (PAC) leur est ouvert, mais rares sont les élus. Le PAC leur ouvre les portes du sacro-saint Ordre des médecins et leur permet d'exercer dans le privé. Mais quels que soient leurs diplômes, ils restent considérés comme des généralistes.
Cet après-midi, à 16 h 5, l'émission Saga-Cités, sur France 3, diffuse le témoignage de quatre de ces médecins venus d'ailleurs. Hani Soufane, quarante-sept ans, d'origine libanaise, est français depuis 1997. Depuis douze ans, il court de vacations en gardes pour nourrir ses trois enfants. Chirurgien de formation, il n'exerce pas son vrai métier. " Je comble le déficit de médecins, je n'ai pas le choix. C'est de l'exploitation. Je me sens comme un sous-intellectuel par rapport au diplôme français et ça, ça fait mal. " Hani assure six vacations par semaine, pour un salaire net de 5 200 francs par moi. Alors, pour tenir, il multiplie les gardes. " J'essaie d'en faire dix par mois. Mais c'est extrêmement fatigant, je ne suis jamais à la maison et quand je rentre, je suis totalement crevé. "
Dévalorisation mais aussi précarité, les vacations des médecins associés dépendent le plus souvent du seul bon vouloir du chef de service de l'hôpital. Julian Jova Rodriguez, Cubain et urgentiste à l'hôpital Lariboisière à Paris, lutte sans répit pour sa reconnaissance. " C'est dur, car nous passons sans cesse des examens. Nous devons toujours prouver que nous sommes capables. Je n'arrive pas à trouver la paix avec moi-même. Mais je garde l'espoir. Un jour, on va y arriver. Je continue à faire mon travail avec amour. " Alessandra Calabria, Brésilienne, psychiatre à la Terrasse, une structure pour toxicomanes à Paris, compare sa situation " aux enfants légitimes et aux bâtards. J'ai des devoirs et des responsabilités, mais je n'ai pas de droits. Je ne me sens pas appréciée par l'institution française ". Amine Benyamina, psychiatre à l'hôpital Paul-Brousse à Paris, est également secrétaire général du syndicat médical SM +, le syndicat des médecins à diplômes étrangers. Depuis peu, il est titulaire du PAC, et donc inscrit à l'Ordre des médecins. " Je suis enfin un médecin à part entière. Je me sens plein et complet. Mais je pense à mes confrères qui essayent pendant des années d'être reconnus. Quand vous avez plus de quarante-cinq ans, plus de dix ans de statut précaire, quelles perspectives de carrière avez-vous ? C'est usant et c'est du gâchis de traiter des hommes de cette manière. "
Gâchis et révolte. · partir de jeudi 1er novembre, les médecins à diplômes étrangers ont décidé de suspendre les gardes. Ils demandent également la suspension de l'arrêté du 5 février, l'abrogation de la loi dévalorisant les activités des médecins diplômés hors CEE, la reconnaissance de leurs diplômes de médecine générale et l'autorisation d'inscription à l'Ordre des médecins après étude des dossiers. Une lettre de mise en garde a été adressée à Bernard Kouchner sur les risques graves de désorganisations des services hospitaliers (lire encadré).
La date d'application de ce décret discriminatoire est en effet particulièrement mal choisie. · l'heure où les urgences sont totalement surchargées, où il manque plus de 20 000 infirmières, au moment où l'hôpital public est au bord du gouffre et doit faire face à une pénurie de main-d'ouvre, le ministère de la Santé aurait tout intérêt à ménager tous ses médecins, quelles que soient leurs origines. Enfin, en plein plan Biotox (1 milliard 500 millions de francs), les hôpitaux ont à faire face à un nouvel afflux de patients, conséquence des alertes à la maladie du charbon. " Nous prenons des mesures de santé publique dans un esprit de principe de précaution ", affirmait Bernard Kouchner la semaine dernière. Comment le dispositif peut-il sérieusement fonctionner si les urgences et les gardes ne sont plus assurées par 65 % des médecins qui en ont la charge habituellement ?
Maud Dugrand
Cet après-midi à 16 h 5, Saga-Cités sur France 3 : " Ces médecins venus d'ailleurs ", un reportage de Laetitia Fernandez et Richard Montrobert.